Notre comité de quartier est souvent intitulé « comité du Prêche ». Récemment quelques personnes ont fait observer que ce raccourci verbal pourrait suggérer que nous serions une association religieuse, voire une secte. Quand on vit dans ce quartier, cette boutade fait sourire. Mais il n’y a pas de mauvaise question. Il est donc intéressant de rappeler l’histoire que recèle ce toponyme du « Prêche », présent aussi dans le nom de la rue où se trouve le Théâtre en miettes et dans la dénomination restée courante de la place Serge Duhourquet. Il ne s’agit rien moins que de la mémoire de notre quartier.
Dans son sens premier, le mot français « prêche » désigne la prédication d’un pasteur protestant. Par extension, il désigne aujourd’hui toute homélie religieuse, qu’il s’agisse d’un prêtre catholique ou d’un imam musulman. C’est le sens premier qui est ici en cause. Ce mot rappelle une réalité historique : la présence sur la place qui porte ce nom d’un temple protestant entre 1605 et 1685.
Mais il s’agit plus que du souvenir d’un monument. C’est un épisode dramatique de notre histoire qui est ainsi gardé en mémoire. Le temple édifié à la fin du règne de Henri IV était censé répondre aux dispositions de l’Edit de Nantes, qui, en 1598, avait mis fin aux Guerres de religion opposant catholiques et protestants en France durant le XVIe siècle. Ce temple devait permettre aux protestants de Bordeaux de pratiquer leur culte. Mais le Parlement de Bordeaux, dominé par des notables ultra-catholiques, avait choisi un emplacement extérieur, au sud de à la ville, à Bègles, dans le village de Cabères. Chaque dimanche, les fidèles de la Religion réformée allaient donc devoir se rendre à leur office par de mauvais chemins traversant des zones boueuses depuis la porte Sainte-Croix ou en bateau par le port de la Moulinatte. La seule représentation du temple que nous ayons est celle du dessin réalisé en mars 1639 par un voyageur hollandais, Herman Van der Hem. On y voit que ce bâtiment rectangulaire d’environ 40m sur 20m est proche de quelques maisons villageoises et de potagers.
L’existence des protestants durant les 80 ans de pratique à Bègles ne fut pas un long fleuve tranquille. Surtout à partir de 1660, sous le règne de Louis XIV, les vexations et les agressions se multiplient, malgré la bonne volonté relative de l’intendant représentant le roi en région. Elles sont provoquées par le sectarisme des notables catholiques de Bordeaux et le fanatisme de certains éléments de la population, jaloux de la prospérité des marchands protestants. Des jeunes leur jettent des pierres sur le chemin du temple. Un tonnelier aurait menacé de les tuer à coups de hache…
La situation empire au début des années 1680 avec la mainmise du « parti des dévots » sur la cour de Versailles. Les protestants sont expulsés de nombreux emplois. Tous les moyens (l’argent, la violence) sont employés pour les obliger à se convertir. Enfin, en octobre 1685, l’Edit de Nantes est révoqué et le culte interdit. Des trois pasteurs en fonction, l’un s’enfuit en Angleterre, un autre se résout à abjurer et le troisième mourra en prison. En septembre 1685, le Parlement de Bordeaux ordonne la destruction du temple de Bègles : il sera « rasé jusqu’aux fondements ». De nombreux protestants français vont devoir émigrer en Hollande, en Prusse et en Angleterre, faisant bénéficier ces pays de leurs compétences et de leur dynamisme.
Le mot « Prêche » a traversé les siècles. La mémoire du temple contenue dans ce toponyme est donc aussi celle de sa destruction. Il commémore une histoire d’intolérance dans notre pays il y a un peu plus de trois siècles. Penser au temple de Bègles, c’est comme penser à la condamnation injuste du marchand toulousain protestant Jean Calas en 1762, inoubliable grâce à l’intervention de Voltaire. On est donc loin de tout sectarisme religieux. On pourrait citer ailleurs des exemples d’intolérance protestante. Ce qui est en jeu, c’est le respect de la diversité des convictions et le refus de tout totalitarisme, religieux ou idéologique. Nous pouvons être fiers du nom de notre quartier.
En 1908 l’historien Camille Jullian, auteur d’une grande histoire de la Gaule, et aussi d’une histoire de Bordeaux, déplorait que la place appelée à l’époque « place du Prêche » portait un nom « vide de sens aujourd’hui pour la plupart ».
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Déjà en 1925, une plaque commémorative, toujours visible, fut posée sur une maison à l’angle de la rue de La République et de la place qui portait alors le nom de « place de la Victoire ». Alexis Capelle était alors le maire de Bègles. Cette inauguration fut l’occasion de rappeler l’apport décisif de la Révolution de 1789 dans l’instauration de la tolérance en France.
Mais surtout, en février 2015, des travaux effectués sur cette place ont donné lieu à des fouilles qui ont mis au jour les fondations du temple. Le tracé de ce dernier, ainsi établi, a pu être matérialisé sous la forme de quatre plots de béton à la surface du sol. On peut aller voir place Duhourquet, notre ancienne place du Prêche, un résumé de cette histoire sur le pupitre inauguré par Noël Mamère au printemps de 2016¹.
Jean-Pierre Chrétien
¹A l’époque, la responsable des Archives municipales, Aurélie Montiel, a présenté sur ce sujet une conférence qui a débouché sur la publication, en avril 2016, d’une plaquette intitulée Le temple protestant de la place du Prêche. Histoire des protestants à Bègles au XVIIe siècle. Il faut aussi être reconnaissant à Marianne Thauré, habitante de notre quartier, pour sa contribution à la documentation de ce travail, et à l’archéologue Céline Michel qui a mené les fouilles.